Il est bon de savoir que notre appel circule et gagne des adeptes. Aux contributions des cinéphiles qui nous ont montré leurs collections et loué l’importance des « supports physiques » dans leurs vies, s’ajoute désormais une traduction en français proposée et réalisée par la chercheuse Bárbara Janicas, dans le cadre du cours de méthodologie qu’elle enseigne en deuxième année de la Licence Cinéma à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Nous remercions Bárbara d’avoir réalisé ce travail et d’aborder des questions si urgentes et actuelles en classe, dans un contexte d’enseignement et de production cinématographique qui – il va sans dire… – nous est très cher.
Agora em português: é bom saber que o nosso apelo circula e vai conquistando seguidores. Aos contributos de cinéfilos que nos têm mostrado as suas colecções e enaltecido a importância dos “suportes físicos” na sua vida, junta-se agora uma tradução para língua francesa sugerida e levada a cabo pela Professora Bárbara Janicas, no âmbito da cadeira de metodologia que lecciona para o 2.° ano da Licenciatura de Cinema da Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Agradecemos muito à Bárbara este trabalho e o facto de levar questões urgentes e actuais para a sala de aula, num contexto de ensino e produção cinematográfica que – não é preciso dizê-lo… – nos é muito caro.
Agora o dito texto, em francês, na esperança que o nosso apelo chegue (ainda) mais longe:
Let’s get physical, physical
I wanna get physical
Let’s get into physical.
Olivia Newton-John, Let’s Get Physical
L’invasion des plateformes de streaming, Netflix en tête, aura un effet extrêmement limitatif sur les options de tout spectateur qui aime le cinéma, son passé et son présent. La première limitation concerne le rétrécissement des alternatives. Nous le savons tous : dans l’univers des plateformes de streaming, la « carte » est plus courte et moins diversifiée que l’offre de n’importe lequel des anciens vidéoclubs, de la vidéothèque du cinéphile lambda ou encore d’une chaîne de télévision un tant soit peu sensible à la tradition stylistique et critique du cinéma. Tout sur ces plateformes suggère que la qualité est dans la quantité, mais si la qualité est toujours une question discutable, la quantité présumée peut être facilement contestée. Essayez de parcourir les films les plus canoniques de l’Histoire du Cinéma sur l’une de ces plateformes et voyez comment ce parcours se transformera en un chemin de croix aussi frustrant que révoltant.

Récemment, le critique de cinéma Luís Miguel Oliveira a partagé, sur sa page Facebook, le résultat d’une recherche réalisée sur la plateforme susmentionnée, dans la catégorie « films classiques ». Le résultat ? À l’ordre donné, le moteur de recherche a répondu avec des films populaires, en couleur et parlés en anglais, des œuvres courantes sur les grilles de télévision les plus banales, et quasiment aucun titre trouvé de plus de cinquante ans (vous pouvez voir l’image partagée ici). Faut-il rappeler que le cinéma a déjà une vaste histoire de plus de 100 ans ? Que diriez-vous d’un ami cinéphile qui, dans la catégorie des « films classiques », présentait un échantillon aussi médiocre dans sa collection de DVD ? Qu’il se prend pour quelqu’un qu’il n’est pas. Probablement.
Si les plateformes étaient aujourd’hui de simples compléments à l’activité cinéphile, nous n’écririons pas ce texte sur ce ton, car, malgré tout, même l’offre limitée et sélective existant sur des plateformes comme Netflix est la bienvenue, ou même salutaire pour quiconque pense, avec une certaine autorité en la matière, que le cinéma est essentiellement une expérience ludique, un loisir ou un phénomène de haute valeur sentimentale et de fort attrait nostalgique. Ils nous le diront : avec la réduction du marché de l’offre cinématographique au streaming, d’autres services viendront pallier l’absence de titres plus classiques ou marginaux. Le problème réside ici dans la dispersion excessive de ces services qui, de toute façon, individuellement et dans leur ensemble, dépasseront difficilement en qualité l’offre présentée par une bonne étagère avec des DVD.
Nous ne voulons pas être ce conducteur qui, roulant à contresens sur l’autoroute, prétend que ce sont les autres qui roulent dans la direction opposée. Mais nous rejetons catégoriquement l’idée qu’il n’y ait rien ou presque d’extrêmement bénéfique, voire d’essentiel dans l’expérience de regarder et de collectionner physiquement le cinéma. Le temps ne reviendra pas en arrière et le streaming est là pour durer. Le DVD, en tant que support physique, est en fin de compte un symbole de la façon dont le cinéma se rapporte à notre expérience individuelle. Une manière de constituer une collection personnelle, qui reflète une mémoire et un imaginaire. Actuellement – et nous soulignons qu’il s’agit d’un état de fait que nous espérons transformer dans le futur – le cinéma en streaming a été coopté par une logique algorithmique destructrice, ce qui est tout l’opposé de cette « fabrication de mémoire », de cette « construction d’un imaginaire critique ». Le problème n’est pas tant celui de la dématérialisation que celui de l’architecture numérique sur laquelle elle repose. Une architecture qui traite le cinéma selon une logique de marché qui repose sur une idée de consommation quantitative de biens indistincts, d’homogénéisation des produits, de réduction de ce qui est inefficace, soit de la capacité à se différencier. Et ceci est le contraire de la relation qu’un cinéphile et critique veut entretenir avec le cinéma et avec chacun des films, bons et mauvais.
C’est pourquoi, et ce tant que l’on ne trouve pas de formes constructives et critiques respectant au minimum l’individualité du spectateur cinéphile dans l’espace du cinéma dématérialisé, on ne peut en aucun cas assister passivement à la destruction de cette manière physique de programmer et de profiter du cinéma, en jetant à la poubelle toutes les bonnes choses accumulées au cours de cette histoire de la réception d’images en mouvement (par exemple, la meilleure qualité du son et de l’image de certaines éditions par rapport à d’autres, sans oublier l’ampleur de l’offre en matière de bonus audiovisuels ou sous forme d’essais pour diffusion critique et académique du cinéma).
Cela dit, le principal problème, celui qui nous inquiète le plus à ce stade, vient du fait que le monopole imminent des plateformes en ligne non seulement menace la subsistance du marché de la distribution, en volant les gens aux salles grâce à une stratégie parfois agressive de production, de marketing et le lobbying politique (voir la discussion récente autour du projet de loi sur l’audiovisuel au Portugal), mais signifie également « le dernier clou dans le cercueil » du marché du Home Cinema (aujourd’hui presque mort au Portugal, et en passe de le devenir dans le reste du monde). Contre toute attente, les média physiques se révèlent, de manière cristalline, des alliés du cinéma. Et ce à tel point que le nouveau « player » s’est rendu compte, consciemment ou non, qu’il était temps de saper, simultanément, la possibilité de reproduire le cinéma sur DVD ou Blu-ray, destiné au salon et stocké sur les étagères de nos maisons, et de liquider l’expérience cinématographique (en support DCP ou, ce qui est de nos jours une rareté, en pellicule) en salle de projection et « assurée » par des archives spécialisées comme celles de certains distributeurs et, bien sûr, des cinémathèques. Les services de streaming sont comme un « feu ami » pour le Home Cinema – et nous savons déjà qu’ils sont « feu ennemi » pour les théâtres et les créateurs qui croient que « la place du cinéma est au cinéma ». Dans tous les cas, ami ou pas, il y a des doutes quant à savoir si, en ce moment même, les services de streaming ne « tirent pas pour tuer » en permanence, envers et contre tous.
Imaginons le pire des scénarios, mais faisons-le dès lors avec un certain réalisme. Admettons la possibilité que les spectateurs n’auront plus de collections de films. Rien n’est à eux, en réalité rien n’est leur propriété qui ne soit un passe virtuel qui leur donne accès à une collection programmée par quelqu’un dont on connait peu – on sait que c’est quelqu’un qui aime suivre les tendances néfastes du marché, souvent si étrangères au glorieux art cinématographique et à son histoire.
Accompagnant les vagues idéologiques consubstantielles de chasses aux sorcières ou d’actes de foi, nous assistons de plus en plus à la croissance massive, et par vagues successives, d’une sorte de cécité généralisée, et celle-ci a rapidement succombé aux « politiques de la terre brûlée » ou à des actions de sabotage et d’annulation culturelle. Il semble donc que Gone With the Wind (Autant en emporte le vent, 1939) est raciste et un produit toxique ? Eh bien, ordonnons le « delete » de ce titre dans les collections en ligne. On dit que The Birth of a Nation (Naissance d’une nation, 1915) est un film qu’il ne faut pas (re)voir ? Facile : transformons ce classique fondateur hollywoodien dans un titre figurant uniquement dans les pages des Histoires du Cinéma mais en aucun cas vraiment disponible sur les multiples écrans dont nous disposons. Ou bien remettons le vieux film dans son contexte en recourant à la rhétorique du jour, ou effaçons les scènes gênantes pour le bien de la bonne morale en vigueur. Ainsi, blanchissons le catalogue pour qu’il soit présentable, bon pour la consommation.
Nous savons une chose : un DVD ou un Blu-ray aura une espérance de vie moyenne de plusieurs décennies. Maintenant, une autre question capitale se pose : combien de temps l’une de ces œuvres fondamentales pour l’histoire du cinéma et de l’humanité restera-t-elle dans un catalogue en ligne ? En raison de toutes ces circonstances – mentionnons en plus les questions légales, liées aux droits d’auteur –, nous ne savons pas si nous pouvons faire confiance à ce nouveau « fidèle dépositaire » de notre mémoire et de notre culture cinéphile. Nous savons une chose: dans le cas des disques (DVD ou Blu-ray), nous pouvons compter sur eux, toujours à portée de main et pendant plusieurs années, dans notre collection privée. Une collection née d’une articulation de multiples facteurs de sociabilité cinéphile et non pas du filtrage de notre « musée imaginaire » du cinéma à travers une succession d’actes d’achat ou de « likes » qui nous renferme dans une bulle qui perpétue le même et la satisfaction facile (si vous avez aimé “ceci”, vous pourriez aimer “cela”…).
Avec le régime cinéphile de plus en plus dépendant des humeurs de la communauté et face à un service de streaming globalement captif de ces humeurs et de lois du marché pas toujours claires, nous nous demandons : où est notre liberté de choix, l’option de voir un film au détriment d’un autre, ou de vouloir interpréter un film d’une certaine manière et non pas selon celle prescrite par les diktats du moment ? Où réside notre liberté – et comment pouvons-nous grandir, culturellement et intellectuellement – dans un monde totalement virtualisé, dématérialisé, dicté ou programmé par des organisations dont nous ne savons presque rien ? Est-ce que cette programmation « sans visage » a un intérêt pour notre éducation en tant que cinéphiles, éducateurs, créateurs, étudiants et citoyens?
Nous voulons faire l’appel suivant : que tous les amateurs d’art – nous en premier, les spectateurs – se rassemblent et se constituent comme une force critique – résistante puisque méfiante, méfiante parce que résistante – contre l’extermination des supports physiques. Nous demandons à nos lecteurs de ne pas se laisser distraire ni de baisser les bras dans ce combat pour la défense d’une plus grande liberté de choix, au nom d’une option cinéphile plus cultivée et de qualité. Que personne ne cède à la cécité virtuelle.
Let’s get physical. Encore et encore.
Texte de Carlos Natálio – João Araújo – Luís Mendonça – Ricardo Vieira Lisboa
Le 19 novembre 2020
Traduction de Bárbara Janicas